Abdelkabir Rafiky
30/11/2023 13:56
La souveraineté maritime n’a pas de prix…

« Naviguer est une activité qui ne correspond pas aux imposteurs. Dans bien des professions, on peut faire illusion et bluffer en toute...

« Naviguer est une activité qui ne correspond pas aux imposteurs. Dans bien des professions, on peut faire illusion et bluffer en toute impunité. En bateau, on sait ou on ne sait pas ». Eric Tabarly, Navigateur

Le discours royal adressé à la Nation le 6 novembre 2023 à l'occasion du 48ème anniversaire de la Marche Verte est venu rappeler la vocation et la dimension maritimes du Maroc, ainsi que la position stratégique de notre pays ouvert sur la mer Méditerranée et sur l’Océan Atlantique. Le souverain a lancé ce que l’on peut appeler « la Marche bleue » conduisant à l’exploitation des potentialités de développement économique et social qu’offre l’immense étendue maritime qui borde notre pays, notamment l’Océan Atlantique, qu’il considère de surcroît, comme étant un espace géopolitique donnant un large accès à l’Afrique et offrant une fenêtre sur les Amériques.  

Une leçon aux fossoyeurs du secteur maritime national

Des atouts que de nombreux hauts responsables politiques qui se sont succédé aux commandes de notre pays n’ont pu mettre en valeur des années durant, et particulièrement depuis 1995, lorsque l'administration chargée du secteur maritime a été éclatée et ses compétences dispersées au gré des intérêts et des calculs politiques. Ce fut la descente aux enfers de la marine marchande marocaine illustrée dramatiquement par l’écroulement de la COMANAV et autres compagnies maritimes entrainant dans la folle libéralisation du secteur, la quasi-disparition de la flotte de commerce marocaine et la dilapidation de plusieurs années d’expérience portées par de nombreuses compétences aujourd’hui disséminées. Grâce à ces « stratèges du court terme », le commerce par la voie maritime coûte à notre pays une dangereuse dépendance vis-à-vis des transporteurs étrangers et la bagatelle de 2 milliards de Dollars qui leur est versée annuellement. Quant à la direction de la marine marchande, elle se trouve aujourd’hui veuve d’un passé glorieux et bien chétive dans ses missions actuelles, passant pour anodines au sein d’une tutelle peu au fait des affaires maritimes. Encore mieux, le maritime dans notre pays s’est de plus en plus résumé, dans un drôle de satisfécit, aux performances portuaires, notamment du port de Tanger/Med et au volume du trafic à passagers durant la période estivale, éclipsant ainsi les misères de notre politique maritime. Ce fut un crime envers notre marine marchande et envers le pavillon national, qui aujourd'hui s'il était encore opérationnel, aurait pu répondre immédiatement à l'appel royal et contribuer à en accélérer la mise en œuvre.
Depuis cette date (1995), la vision d’une gestion intégrée du secteur maritime national a été abandonnée au profit d’une administration sectorielle éparpillée (Pêche, Ports, marine marchande, industrie navale, activités littorales et offshores…). Une situation qui a cultivé la méfiance et la jalousie des attributions et freiné le travail collectif, favorisant ainsi comme le constate d’ailleurs le rapport du nouveau modèle de développement (NMD) « une gestion menée en silos avec des synergies limitées et une coordination insuffisante entre secteurs ». A l’opposé de cette approche étriquée, le souverain a mis l’accent sur une économie maritime intégrée permettant de mettre à niveau le littoral national et de faire de la façade atlantique « un haut lieu de communion humaine, un pôle d’intégration économique, un foyer de rayonnement continental et international ».
Mais comment donner corps à la vision royale? Sans prétendre apporter une réponse à cette question primordiale qui nécessite une réflexion approfondie, il est possible au moins d’attirer l’attention sur un certain nombre de points critiques.

Une question de gouvernance d’abord

Cette question est primordiale avant d’engager tout plan d’action visant la réalisation des axes stratégiques tracés par le souverain qui préconise en ce qui concerne le secteur maritime : la mise à niveau du littoral national, la mise en place des moyens de transport et des stations logistiques, la constitution d’une flotte marchande forte et compétitive, le développement d’une économie intégrée reposant sur l’investissement continu dans les filières de la pêche maritime et l’encouragement de l’économie bleue. Le secteur maritime est à l’honneur avec autant de chantiers que le souverain souhaite voir réalisés tout en les intégrant dans une approche ouverte sur l’Afrique et profitant aux pays du Sahel enclavés.
Pour piloter ce gigantesque projet caractérisé par la diversité des activités et  des intervenants, il faudra penser à l’autorité qui le prendra en charge et aux mécanismes pertinents et efficaces de son fonctionnement. L’erreur à ne pas commettre est de garder le schéma actuel qui reste fracturé et cloisonné dans une  approche de gouvernance classique rigide, marquée par son étanchéité et sa verticalité. La formule à privilégier serait d’opter pour une autorité dotée des compétences et du pouvoir de décision et de coordination, en mesure de transcender les lenteurs de l’administration, les conflits d’intérêts et des prérogatives. Une autorité audacieuse , ouverte sur l’ensemble de l’environnement socio-économique du secteur maritime et ayant les coudées franches pour forcer la convergence des stratégies sectorielles et des moyens disponibles, tout en garantissant un cadre légal et institutionnel rassurant, offrant stabilité et visibilité à tous les intervenants, notamment privés. On ne peut en parlant de structure, ne pas évoquer la possibilité de recourir à l’option classique d’une commission interministérielle qui pourrait paraître appropriée pour conduire cette mission. Ceci est d’autant plus plausible qu’il existe déjà une Commission interministérielle pour le développement de l’économie bleue que le gouvernement, par facilité ou précipitation, serait tenté d’activer à cette fin.

La Commission interministérielle pour le développement de l’économie bleue serait-elle adaptée?

Devant l’ampleur de la tâche de conception du programme et de réalisation des objectifs de l’économie bleue, le gouvernement avait créé le 7 février 2023, une commission interministérielle présidée par le chef du gouvernement avec en appui, un comité technique placé sous la tutelle du ministère de l’Economie et des Finances. Cette instance a notamment pour mission d’élaborer la stratégie nationale intégrée et durable de l’économie bleue et de veiller à sa mise en œuvre sur la base d’une gouvernance qui, nous assure-t-on, devrait permettre un dialogue de politique et de gestion entre les opérateurs publics et privés. Elle devrait également veiller à la convergence des politiques publiques et à la cohérence des projets et programmes présentés dans le cadre du plan de réalisation des objectifs de l’économie bleue. Jusqu’ici l’intention est bonne. Mais, c’est au niveau du fonctionnement que cette instance risque de désenchanter, comme ce fut le cas d’ailleurs de nombreuses commissions dites « interministérielles »  dans divers domaines, créées au gré des circonstances pour finir aux oubliettes. En effet, tout laisse à croire qu’elle affrontera un handicap majeur, pour au moins trois raisons principales : D’abord son assise normative qui se résume à une simple circulaire du chef du gouvernement. Elle est dénuée du poids réglementaire requis pour accomplir une telle mission et dépourvue du caractère impératif permettant d’engager tous les intervenants pour la réussite d’un projet commun.
Ensuite sa composition, qui réunit un nombre excessif de membres de divers horizons qu’il sera difficile à gérer. La fonction de coordination horizontale et verticale attribuée à cette commission est ainsi fort bien complexe. En effet, celle-ci regroupe 13 départements ministériels et deux régions pilotes (Tanger-Tétouan-Al Hoceima et Souss Massa), ainsi que les présidents d’associations à vocation nationale (régions, conseils provinciaux, conseils communaux, CGEM, groupement professionnel des banques du Maroc), auxquels s’ajoutent les présidents des innombrables associations professionnelles dans les secteurs de la pêche, du transport maritime et du tourisme. Alors que l’on sait  que ces associations arrivent difficilement à s’entendre dans leurs secteurs respectifs, comment peut-on espérer qu’elles puissent porter des projets en  commun avec une multitude d’acteurs  issus d’autres secteurs d’activités?
Enfin, le champ attribué à l’économie bleue qui se trouve contingentée par la définition que le Conseil économique, social et environnemental (CESE) lui a donnée, la focalisant essentiellement sur les ressources biologiques marines et le tourisme : «  une gestion durable des écosystèmes marins et des ressources qui leur sont associées. Elle vise à promouvoir la croissance économique, l’inclusion sociale et la conservation ou l’amélioration des moyens de subsistance tout en assurant la durabilité de l’environnement des océans et des zones côtières ». Il est donc aisé de comprendre que le CESE ait abordé sobrement les autres activités de l’économie maritime dans son rapport sur l’économie bleue (L’économie bleue : pilier d’un nouveau modèle de développement du Maroc/ 2018).
Ces trois facteurs handicapant recommandent d’éviter de recourir à la formule de commission interministérielle qui ne peut servir de cadre institutionnel convenant à la mise en œuvre des orientations royales. Celles-ci ne peuvent faire le jeu des consensus recherchés par le « melting pot » d’une commission présentant des risques de dysfonctionnement et de blocage et qui surtout ne possède pas le pouvoir d’engager une politique de développement d’une économie maritime intégrée  et encore moins celle du transport maritime, un des axes stratégiques mis en relief par le souverain.

La Connectivité : l’incontournable transport maritime

Se réapproprier  l’espace maritime ne peut se faire sans « une connexion fluide entre les différentes composantes du littoral atlantique » et sans «  les moyens de transport et les stations logistiques nécessaires » comme le souligne le souverain. Conscient de cette donne stratégique, il  n’a pas manqué d’appeler à « réfléchir à la constitution d’une flotte nationale de marine marchande, forte et compétitive ». Cette ambition légitime devrait surtout mobiliser des moyens financiers colossaux eu égard au caractère hautement capitalistique du secteur. Dès lors se pose la question des investisseurs et des organismes de financement potentiels intéressés. Pourquoi pas l’État dans une phase transitoire, qui renouerait avec la formule d’une entreprise étatique où il serait partenaire majoritaire dans le capital aux côtés d’actionnaires privés comme ce fût le cas jadis avec la COMANAV et MARPHOCEAN ? Dans son rôle d’éclaireur, l’État devrait également veiller à impulser l’émergence d’autres compagnies privées qui intégreront le secteur du transport maritime, soit en joint-venture avec des partenaires étrangers, soit avec un capital à 100% marocain. A cette fin, l’État devrait revenir aux mécanismes d’encouragement à l’investissement et des avantages fiscaux qui avaient soutenu l’épopée maritime du pays durant les années 70 et 80. Il faudrait également l’engagement d’organismes financiers solides aussi bien nationaux qu’étrangers pour soutenir cet élan. On pourrait penser à la Banque Africaine de Développement si l’on aborde le projet sous l’angle de sa composante africaine. Dans tous les cas, il faudrait bien réfléchir au type d’armement à créer et à son cadre réglementaire et managérial pour permettre à notre pays de revenir à un secteur où la concurrence est des plus farouches, dominé par des géants du transport maritime comme les géants MSC, MAERSK ou CMA-CGM ou par la flotte de commerce d’États ayant opté pour le Pavillon de complaisance (ou de libre immatriculation, désignant le pavillon d’un navire immatriculé dans un pays offrant des avantages notamment fiscaux, autre que le pays d’origine qui en reste propriétaire). Ainsi, il sera vital de ne pas se tromper de type d’armement et de type de trafic à mettre en place et opter pour le trafic sur lequel nous sommes en mesure d’être compétitifs (Vrac, conteneurs, passagers). Cela déterminera le type de navires à acquérir en taille comme en spécialité de transport.
Dans ce contexte, le ministre du Transport maritime a annoncé au lendemain du discours royal  le lancement d’une étude pour la création d’une marine marchande nationale. Est-il au moins au courant que le secteur de la marine marchande a d’ores et déjà bénéficié de trois études conduites par des cabinets anglais, canadien et espagnol dont les conclusions n’avaient pas été à la hauteur des attentes du secteur ?  Il me semble que c’est une initiative couteuse et précipitée qui une nouvelle fois révèle l’inquiétante approche sectorielle exiguë du développement du secteur maritime. Le ministre n’a malheureusement pas attendu que le gouvernement se prononce sur une démarche réfléchie et concertée pour une application globale des orientations royales. Je me permettrai de lui conseiller de privilégier la consultation des experts marocains en mesure de se prononcer sur la configuration future d’une flotte marchande marocaine et d’activer en urgence la mise à jour de la législation maritime nationale.
Aussi n’est-il pas regrettable de rappeler à chaque fois que la marine marchande n’est pas uniquement une question de transport, mais en même temps une affaire de souveraineté, non pas par fierté d’arborer le pavillon national, mais par volonté d’assurer l’indépendance de notre pays vis-à-vis des compagnies étrangères,  son autonomie dans l’acheminement des produits marocains à l’export et dans une certaine mesure à l’import. Le rapport du NMD est clair à ce sujet. Il recommande le renforcement de la souveraineté dans certains secteurs stratégiques fortement dépendants des flux d’échanges mondiaux de biens, de services et de personnes comme le transport maritime.
En ce qui concerne le secteur portuaire, il faudra se pencher dès à présent sur le rôle que devrait jouer le port de Dakhla Atlantique dans la fluidité de connexion maritime et revenir aux capacités réelles de ce port à servir de plateforme de transport et de logistique répondant à l’ambition de faire de la région un ensemble connecté à l’Afrique et aux Amériques.

Reconstituer les compétences et les expertises perdues : entre urgence et exigences professionnelles

Il va sans dire que dans la perspective des développements souhaités par le souverain, il faudra faire un effort considérable pour mettre les ressources humaines adéquates au service des différents chantiers attendus. En effet, la spécificité et l’envergure de l’ouvrage impliquent la mobilisation des compétences humaines en recherchant et en formant les profils spécialisés adéquats. Ils sont malheureusement rares dans les différents secteurs concernés, car pour la plupart ayant quitté leurs fonctions pour raison de limite d’âge ou de reconversion professionnelle suite à la disparition de leur entreprise. Ceux qui restent, sont perdus dans les méandres d’une administration maritime clairsemée. Malheureusement, les seules formations spécialisées existantes sont celles des officiers navigants à la pêche et au commerce destinés à la conduite et à l’exploitation des navires, de quelques  techniciens spécialisés à l’OFPPT et celle embryonnaire de gestionnaires maritimes assurée à l’Institut Supérieur des Études Maritimes de Casablanca.
Il est donc primordial que la problématique des ressources humaines soit prise en compte en amont de toute stratégie de mise en œuvre des orientations royales, dans l’objectif de définir une politique de formation des cadres et techniciens spécialisés dans les nombreuses disciplines maritimes, axée notamment sur la détermination des profils-métiers, le développent des programmes de formation, la formation des formateurs et les partenariats possibles avec les universités et écoles étrangères spécialisées. C’est aussi le seul moyen de mettre un terme à cette tendance fâcheuse de vouloir combler le déficit en compétences humaines en recourant à des universitaires et à des ingénieurs sans aucune relation avec le maritime. Préparer les compétences humaines pour l’édification du Maroc maritime de demain est une tâche inéluctable de longue haleine qu’il faudrait lancer de toute urgence.
J’espère que le gouvernement prendra la mesure de l’ampleur et de la complexité de la mission pour s’engager dans une véritable entreprise de développement maritime de notre pays, sans omettre d’en saisir la portée politique et diplomatique mise en exergue dans le discours Royal.

La portée politique et diplomatique de la vision royale

Le défunt Roi Hassan II avait toujours soutenu l’idée d’un « Droit à la mer », permettant dans un élan de solidarité aux États africains sans littoral ou géographiquement désavantagés,  d’avoir une ouverture sur l’océan atlantique pour développer leur commerce au moyen du transport maritime ou d’accéder également aux ressources biologiques dans le cadre d’accords bilatéraux avec l’État côtier.
Le Roi Mohammed VI donne une dimension nouvelle à cette idée en voulant faire de l’océan atlantique un espace géopolitique qui « fasse l’objet d’une structuration de portée africaine ». Un espace au service de la croissance et de la création de richesse au profit de toute la région du Sahel confrontée aujourd’hui à des difficultés économiques et sociales qui ouvrent la voie à toutes les dérives politiques possibles. La proposition royale est originale, car optant pour une politique d’intégration économique et sociale régionale, se démarquant de l’approche sécuritaire depuis longtemps imposée à la région par des pays défendant des intérêts néo coloniaux mercantiles. La proposition du souverain a certainement pris de cours ces pays et particulièrement l’Algérie qui excelle dans la condescendance et la recherche d’un leadership sous couvert d’une coopération militaire et sécuritaire stérile, que les pays de la région ne peuvent continuer à endurer, car à contre-courant d’un véritable sursaut de développement économique et social régional. C’est une démarche d'isolement de l'Algérie à la géographie insolente, qui n'a pas cet avantage d’ouverture sur l’atlantique qu'elle a toujours espéré posséder en ouvrant une brèche sur l'Océan pour à la fois y accéder et couper le Maroc de ses racines africaines.
A cette Algérie qui s’entête à ne pas saisir la main tendue du Maroc, il faudra lui dire que depuis le 6 novembre 2023 une nouvelle Marche a été lancée et un nouveau cap de développement et d’ouverture sur le monde a été tracé. Ceux qui rateront l’embarquement resteront sur le quai.


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